Ce petit article tiré de la Chronique Agora de Pierre Béchade !
Bonjour,
*** BREBAREZ VOS BOUGEOIRS
** Une petite fête familiale qui se déroulait dans une ferme du 17ème siècle, quelque part entre le Mans et Alençon, a été interrompue samedi soir vers 22h par un black out total. Nous étions une dizaine de convives qui nous apprêtions à consommer un café bien tassé, à l’entame d’une soirée qui promettait d’être longue – des défis avaient été lancés aux fléchettes et au tarot au couple de Parisiens peu entraînés qui avaient fait le déplacement dans la Sarthe – lorsque toutes les lumières se sont éteintes, tandis que les baffles de la chaîne stéréo qui déversaient le dernier album des Kasabians à pleins décibels devenaient muettes.
Je me suis dit sur le coup qu’avec un peu de chance, j’allais pouvoir échapper à une défaite humiliante aux fléchettes… mais pas forcément à une chute dans les vieux escaliers en bois aux marches toutes tordues lorsque le temps serait venu de regagner ma chambre.
Le salon et la cuisine où nous étions réunis n’échappèrent à une obscurité totale que par la magie d’une pleine lune que pas le moindre voile nuageux ne dissimulait : nous en avons vite tiré la conclusion que les conditions météo n’étaient pour rien dans cette réminiscence des pannes traditionnelles des soirs d’orage en rase campagne.
Et nous nous sommes mis fébrilement à rechercher la boîte à fusibles afin de remplacer celui que la machine à café avait selon toute vraisemblance fait claquer (trop d’Arabica et pas assez d’eau dans le réservoir, cela peut s’avérer fatal !).
Mais tous nos efforts pour ranimer le vieux compteur recouvert d’un coffrage en bakélite demeurèrent vains. Nous avons examiné à la lueur d’une torche chacun des fusibles, mais ceux-ci étant d’un modèle ancien, ils ne comportaient pas de petite pastille rouge détachable (témoin d’une surtension) et apparaissaient naturellement intacts. Nous avons alors entrepris de débrancher un à un tous les appareils électriques, sans plus de succès.
Au bout d’une demi-heure passée à ramper sous les meubles et à déplacer l’électroménager, nous avons décidé de rechercher à l’extérieur les causes de la panne, c’est-à-dire vérifier l’état des câbles électriques sur les 500 mètres nous séparant de la ligne principale qui borde la route d’Alençon (la maison étant véritablement située en pleins champs).
Et c’est là qu’un détail nous a frappé : non seulement la lune brillait avec une intensité à laquelle nous ne sommes plus habitués dans nos villes, mais nous pouvions admirer à quel point Victor Hugo avait trouvé les mots justes pour décrire « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » : aucune pollution lumineuse ne venait gêner leur observation, quel que soit l’axe choisi pour les contempler.
Et cela, c’était tout à fait inhabituel : même si les nuits sarthoises apparaissent plus profondes que celle de la grande couronne parisienne, les bourgades voisines sont partiellement éclairées la nuit et diffusent un halo lumineux qui se repère à des kilomètres.
Or le village le plus proche n’était qu’à 800 mètres de la maison, sa rue principale étant équipée d’un éclairage public particulièrement agressif, mais indispensable du fait du passage d’une route nationale parfaitement rectiligne sur 10 kilomètres, ce qui en fait une concurrente des « hunaudières » (la célèbre ligne droite du circuit des 24 Heures du Mans, en réalité toute proche).
C’est à ce moment que nous avons réalisé que quelque chose d’inhabituel affectait la distribution de l’électricité sur une étendue bien plus vaste que le périmètre du canton. La seule source d’information à notre disposition, c’était les autoradios de nos voitures qui ne nous apprirent strictement rien… car les radios d’information nationales en continu n’assuraient que la couverture des matchs de championnat de France, lesquels étaient en cours d’achèvement vers 22h30 sur l’ensemble du territoire.
** Aucun problème de black out n’affectait les villes dans lesquelles se déroulaient des rencontres de football de première division… mais nous ignorions en revanche ce qu’il advenait de celles où se disputait un match de basket, ce sport n’étant pas couvert ce soir-là (ni les autres d’ailleurs) par les commentateurs sportifs – à moins qu’une équipe française n’atteigne les demi-finales d’une compétition mondiale.
Autrement dit, en ce qui concerne l’origine du délestage de courant qui affectait 10% de la population française (mais nous en ignorions l’ampleur), nous étions également dans plongés dans le noir absolu. Nos neveux et nièces « accros au portable » avaient entre temps contacté tous les adolescents insomniaques – soit 98% des effectifs – du département et nous informaient ainsi que la moitié des sondés avaient du courant, l’autre non… et aucun commencement d’explication de la part de ceux qui avaient accès à internet.
Le site internet d’EDF, notamment, étant totalement muet sur le sujet – et il le restera bien après que le courant soit revenu : mais que cherchait-on à nous cacher ?
L’incendie criminel d’un transformateur (une variante des destructions d’autobus), une fuite radioactive sur un réacteur dans une centrale nucléaire des bords de Loire, une chute de météorite, l’atterrissage d’un OVNI entraînant une distorsion massive du champ magnétique quelques dizaines de kilomètres aux alentours ?..
Il y a dix ans, une panne de courant globale était liée à un incident matériel majeur ayant presque toujours une cause naturelle (tempête, chute d’arbres, lignes à haute tension surchargées de givre…). A l’échelon local, il pouvait s’agir de quelques condensateurs ou d’un vieux poteau vermoulu à remplacer ; pas de quoi entraîner une réaction en chaîne ni priver d’électricité la moitié du Vieux Continent.
Et les causes réelles ne demeuraient pas mystérieuses bien longtemps : normal, il n’y avait pas internet, ni de politique de « communication de crise » – laquelle consiste manifestement à ne rien dévoiler qui puisse indisposer les actionnaires ou mettre en porte-à-faux les architectes de la dérégulation de l’énergie à l’échelle du continent.
La panne du 4 novembre nous a également enseigné que les ordinateurs nous avaient épargné le pire en délestant – selon une procédure préétablie – des zones « non-stratégiques ». Les abonnés ont donc pu découvrir dans la presse de ce lundi s’ils se situent du bon côté de la barrière technologique et économique de l’Europe du 21ème siècle (les habitants du Finistère, du Cotentin et du Centre de la France apprécieront).
La Bavière a ainsi retrouvé un service normal bien avant la campagne sarthoise (ou même les habitants de la banlieue de Lisbonne)… alors que l’origine de la panne se situait quelque part au nord de l’Allemagne, pour cause d’interruption volontaire et momentanée de la circulation du courant dans une ligne à haute tension – une ligne sous laquelle devait passer un navire de croisière flambant neuf en partance pour des cieux certainement plus cléments que les rives de la Mer du Nord où régnait ce week-end un froid sibérien.
Voilà en tous la cas la première non-panne (tout du moins à l’origine) ayant eu des conséquences à 2 500 km de distance… tandis que des usagers situés à 2,5 km du lieu présumé de l’incident pouvaient tranquillement poursuivre leur partie de cartes ou de fléchettes.
Nous attendons impatiemment la première panne diurne impactant les cotations – à Lisbonne par exemple – pour découvrir si cette nouvelle forme de solidarité européenne fonctionne dans les deux sens : délestera-t-on dans la foulée la bourse de Francfort ou de Milan pour revitaliser dans l’urgence le sud de la zone Euronext ?
Quelle belle illustration de la parabole du papillon, dont le battement d’aile au cœur de l’Amazonie peut déclencher une tempête de sable à Pékin – il s’agissait en l’occurrence d’un coup de corne de brume dans la région de Hambourg.